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La gauche, le socialisme, le peuple et la nation

Classique tétralogie que deux penseurs de haute volée, tels Jean-Claude Michéa et Jacques Julliard, nous convient à revisiter au travers d’échanges épistolaires aussi denses que stimulants et roboratifs. A la recherche du peuple perdu, aurait pu être le titre ou le sous-titre de cette talentueuse Gauche et le peuple, n’aurait été son antériorité dans un essai (d’une bien moindre épaisseur philosophique, faut-il le reconnaitre) d’Ivan Rioufol en 2011 (Les éditions de Passy).

Hiatus libéral entre le peuple et les élites

Michéa revient sur la tare libérale congénitale, issue des Lumières, qui affecte la gauche, avatar d’un socialisme dévoyé qui a tôt fait le choix de trahir le peuple en ralliant inconditionnellement, le « camps du progrès ». Ce qui faisait la singularité du socialisme ouvrier originel résidait précisément dans une éthique « séparatiste » qui le tenait à bonne distance des forces, soi-disant anti-réactionnaires, de la gauche bourgeoise et républicaine. Julliard, continue, honnêtement, de croire en cette « illusion du progrès » guidant le peuple, persistant à penser que « pour la gauche, il n’y a pas de tâche intellectuelle plus urgente que de réconcilier le progrès scientifique avec la justice sociale ». Au socialisme proudhonien et anarcho-conservateur, du premier, répond celui du second, inflexiblement héritier de 1789, mâtinée de comtisme et de radicalisme tercéro-républicain. L’un invite à « penser avec les Lumières contre les Lumières », quand l’autre s’évertue à ne voir dans « le populisme du peuple [que] la réplique à l’élitisme des élites ». Il semble que cet antagonisme simpliste ne rend absolument pas compte de l’infinie complexité de ce qu’est, foncièrement, l’âme d’un peuple. Michéa a donc raison de convoquer Machiavel quand celui-ci affirme que l’« on ne peut honnêtement et sans faire tort à autrui satisfaire les Grands, mais qu’avec le Peuple, on le peut : car le désir du Peuple est plus honnête que celui des Grands, ces derniers veulent opprimer, celui-là ne pas être opprimé ». Julliard ne voit pas qu’en rejetant le populisme au nom de l’idée unitaire (« continuiste » écrit-il) d’une « gauche faisant bloc, bourgeoisie et prolétariat confondus », il ne conçoit, rien moins, qu’un peuple épuré qui serait, finalement, celui des élites qu’il fustige pourtant dans ses lettres. Il est un fait, historiquement et politiquement avéré, que cette élite a toujours prétendu parler au nom du peuple, de Gambetta au Front populaire, sans parfaitement l’incarner. Tout en critiquant, fort justement, le « substitutionnisme parlementaire dans lequel l’assemblée élue prend la place du peuple électeur et usurpe sa souveraineté » (soit, en d’autres termes, le mécanisme de la démocratie représentative) et en avertissant, non moins judicieusement, des dangers qu’il y aurait à succomber aux sirènes « des autres substitutionnismes d’essence dictatoriale, qui transfèrent la souveraineté du peuple à ses représentants autoproclamés », l’auteur de la magistrale histoire des Gauches françaises (Flammarion, 2012), prisonnier de ses postulats idéologiques de jeunesse (ou, pire, de ses habitudes intellectuelles, ce qui est la forme la plus paresseuse de la pensée), s’interdit toute réflexion, de nature proprement dialectique, sur la nature du pouvoir (que notre historien, s’adossant à Simone Weil, réduit au truisme d’une inexorable « nécessité » d’ordre social) et, partant, sur la nature profonde du peuple.

Le peuple n’est ni à droite, ni à gauche

C’est précisément le sujet du livre. Si les deux épistoliers s’accordent pour dire que le peuple n’est pas la gauche, Julliard n’hésite pas à soutenir que « le peuple a toujours choisi la gauche, parce qu’il croyait au progrès, et qu’il espérait dans le progrès pour l’amélioration de sa condition », quand Michéa, à la suite du journaliste américain, Thomas Franck, se demande « pourquoi les pauvres votent-ils à droite ? ». Fidèle à la méthode dialectique (qui n’est pas l’apanage de l’hégéliano-marxisme), l’on pourrait tout aussi bien considérer que le peuple n’est ni de gauche, ni de droite ; qu’il peut être même à gauche et à droite, successivement ou concomitamment. Que l’on peut suivre le cortège d’Hugo comme celui de Bainville, que l’on peut admirer Proudhon et La Tour du Pin, et, finalement, que l’on peut voter pour Marine Le Pen après avoir été fils de communiste et avoir milité sous les espèces de la faucille et du marteau. Et si le peuple, dans sa fraction la plus impécunieuse (encore qu’il soit dérisoire et insatisfaisant de se borner à une modélisation purement économique de l’indice de pauvreté) ou désespérée se met, aujourd’hui, à préférer une certaine droite lepéniste – voire, dans une certaine mesure, sarkozyste –, c’est sans doute parce que la gauche, après l’avoir abandonné dans les bidonvilles de la mondialisation, ne sait guère plus lui parler de la nation. Certes, la droite politicienne le fait d’une façon calculée et cynique, mais la gauche, par son tropisme multiculturaliste et transfrontières, l’en éloigne irrémédiablement. Dès lors, au-delà de l’écume électorale, il faut bien voir que le peuple ressent, plus ou moins confusément, la nécessité vitale de réentendre la douce et primordiale mélopée de la nation. Cela ne signifie pas non plus que le peuple soit particulièrement nationaliste, mais il demeure fondamentalement national. En arrière-plan de cet attachement atavique à la terre de ses pères, c’est toute une vision du monde inhérente à cet enracinement de naissance, avec laquelle le peuple tente de renouer les fils d’une trame ancestrale. En d’autres termes, le peuple se trouve par rapport à la nation, dans un état littéral d’incorporation (« embedded » comme disent les anglo-saxons). Détruire les fondements de la nation, notamment en la diabolisant pour cause d’archaïsme fascisant, revient donc logiquement à désintégrer le peuple – qui en est le substrat nécessaire –, ravalé au beau aviné et stupide.

Le socialisme comme décence commune

Ce que Michéa dénomme avec Orwell, la « common decency », Julliard, avec non moins de justesse, la qualifie de « moralité populaire [qui] est comme le sentiment national chez Renan : elle repose pour partie sur un passé commun, avec ce qu’il suppose de souvenirs préservés et d’oublis volontaires, mais elle implique aussi une élaboration de tous les instants ». Bien plus, cette morale, soit « celle que l’on s’applique à soi-même (…), est à base d’honneur, de charité et de solidarité, ces valeurs collectives héritées d’un vieux fond éthique commun (…) à l’aristocratie, au christianisme, au mouvement ouvrier ». En ce sens, nous disent les deux contradicteurs, en écho à Charles Péguy, le socialisme est moral ou ne l’est pas. Ainsi, en France, loin d’être de ou à gauche, le socialisme est d’abord populaire en ce qu’il a toujours originellement prétendu à remettre en cause le capitalisme comme logique – et comme fin ultime – de production et d’accumulation perpétuelle et illimitée des biens de consommation. La morale populaire commune – que d’aucuns appelleraient le sens commun – apparait, en conséquence, comme l’aune à l’enseigne de laquelle s’apprécie collectivement le danger de l’hubris. A cet égard, Marx, moins « marxiste » qu’on ne le dit parfois, notait : « combien paraît sublime l’antique conception (…) qui fait de l’homme le but de la production, en comparaison de celle du monde moderne où le but de l’homme est la production ». Or, le basculement dans la démesure, pulvérise naturellement toute limite ainsi que toute idée même de cette notion qui doit « logiquement finir par devenir philosophiquement impensable », comme le remarque Michéa.  C’est dire que le « grand remplacement » théorisé par Renaud Camus, va bien au-delà du « simple » changement » de peuple, démographiquement parlant. Il en affecte, en effet, tous les ressorts anthropologiques, de la même façon que la consommation, par trop régulière et répétée, de « fast-foods », inverse le processus de métabolisation par l’organisme en l’assimilant peu à peu avec ce qu’il ingère. On saisit alors combien cette altération de la nature profonde des peuples aboutit immanquablement à la métamorphose foncière de la nation. L’urbanisation croissante, le tourisme de masse (avec son inévitable lot de parcs de loisirs, d’hôtels-dortoirs et de cantines-restaurants), l’écologisme totalitaire des énergies soi-disant propres et renouvelables (ses parcs éoliens et photovoltaïques), les complexes agro-industriels (les fermes des « 1000 » vaches et des « 250 000 » poules pondeuses dans la Somme, des « 3000 » cochons dans l’Oise ou les « 1000 » veaux hors-sols du Plateaux des Millevaches), les surpollutions des villes et cités périurbaines, sont autant d’exemples effarants de cette dantesque entreprise de dénationalisation qui s’analyse en un véritable grand dépaysement et, a fortiori, en un déracinement massif des peuples autochtones. C’est dire que toute approche populiste de la nation et donc du socialisme réel, passe par la prise en compte prioritairement politique de ce qu’Hervé Juvin a baptisé l’écologie humaine. C’est, en outre, à cette aune que l’on doit désormais interpréter cette phrase célèbre de Charles Maurras : « un socialisme débarrassé de ses oripeaux cosmopolites, et marxistes, irait au nationalisme comme un gant à une belle main ».

Aristide Leucate

Article paru dans L'Action Française 2000 n°2898

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